Etrange repas du soir que celui d'hier, pourtant similaire aux précédents en terme de qualité, -artichaud et vinaigrette, gratin de choux fleurs - et en terme de compagnie, - mon tendre époux. Nous écoutions une musique que mes contemporains connaîtront peut-être - Alan Parsons project. Et Nicolas s'exprimait sur un sujet politique, très politique, l'agriculture.
Le feu crépitait dans le salon. Tout était bien.
Pourtant. Pourtant je ne parvenais pas à retenir mes larmes. Un immense chagrin.
Je partage avec vous lecteurs mon ressenti, car je sais que pas mal d'entre vous sont également sensibles quant à ce qui était, et reste ce jour la cause de mes tristesses, soit, si l'on prend une certaine distance émotionnelle pour le dire, la souffrance infligée à autrui, souffrance dont je me rends responsable de par ma condition humaine et mon appartenance à cette espèce. La souffrance infligée à autrui, je l'ai déjà abordée dans mon passé de jeune adulte, lorsque je travaillais dans les pays en guerre avec la Croix-Rouge, et que je m'activais, avec une énergie qui aujourd'hui me paraît inouïe. C'est vrai que ma première grande douche froide date de 1994, au Rwanda, lorsque jeunette, j'ai réalisé l'écart entre ce que j'imaginais pouvoir faire pour aider mon prochain, et ce que j'accomplissais réellement. Même si j'ai sauvé des vies, vu d'en haut, c'était proche du comique. Ce dont j'ai été témoin au Rwanda me poursuivra toujours.
Vingt ans plus tard, je me suis distancée des conflits armés et des souffrances que cela génère. (petit a parte: je n'ai jamais pu voir avec la moindre empathie quiconque se rend au combat le sourire aux lèvres, à l'instar de ces photos noir-blanc de 1914, tous ces soldats qui se marrent, croyant qu'ils en auraient pour quelques jours pour mâter l'ennemi. La guerre tue, la guerre saccage, mais elle enrichit quelques uns.)
Je reviens donc à aujourd'hui, et si la situation mondiale, économique et politique, m'intéresse toujours, je suis baignée dans un cadre professionnel qui me mène à me questionner plus sur la relation de l'Homme et de la Nature. C'est là que je vois bien sûr, et je prends un immense raccourci, que cette relation Homme-Nature est complètement imbibée d'une autre relation, quasi mystique - rapport au Dieu Argent, de l'Homme et de l'économie-Monde. Il y a des penseurs et des chercheurs qui s'activent, siècle après siècle pour parler de tout ça. Bien mieux que moi. Ce qui me rend morose c'est que l'appât du gain, l'incommensurable voracité de l'Homme est encore en train de tuer la Nature, sa beauté, sa poésie. Elle rend l'Homme moche.
J'en arrive enfin à l'origine de mon immense chagrin hier soir. Ce n'est pas simple à raconter.
Nous avons emmené deux cochons à l'abattoir. Comme à chaque fois, je leur parle. Je leur dis merci. Je leur dis adieu. Je les accompagne et leur donne à manger, qu'ils se sentent moins inquiets. Je fais disons mon possible pour qu'ils soient le moins stressés possible. Puis la vie continue. Une multitude de petits cochons m'attendent à la ferme, nous devons nous en occuper. C'est un peu comme un cycle. - que bien des gens ne parviennent pas à comprendre. Donc en pensée simple, on dira que oui, je suis triste car mes deux cochons sont morts, à l'heure où j'écris ces lignes. Et bien non. La cause est autre. Ils ont eu une belle vie. Une vie jusqu'à l'âge adulte. Et je suis fière car ils serons transformés et vendus, et ainsi nous pouvons offrir encore une belle vie à d'autres cochons. Et nous ne jetons rien (sauf les pieds, si vous en voulez faites-nous signe, personne n'en achète). Il n'y a pas de gaspillage. La nature est respectée au mieux de ce que nous savons faire, et je pense réellement que nous offrons un peu de poésie dans le paysage. Et surtout un autre modèle dans le champs des possibles.
Non, ma profond tristesse réside dans le fait que j'ai reçu hier mon shoot d'agriculture non-poétique, ou agriculture industrielle ou agriculture productiviste, comme vous voulez.
C'est une confrontation en direct, sans média, sans avertissement, sans écran ni souris pour dire "j'aime" ou "j'aime pas". Sans possibilité pour gueuler qu'on n'est pas d'accord avec ça.
C'est la confrontation avec l'animal élevé dans la souffrance. Pas la douleur passagère mais la souffrance de toute une vie, du premier souffle jusqu'à la mort.
C'est la vision de l'élevage qui consiste à produire mal et dans la souffrance de la viande que vous retrouverez pas chère ou très chère dans vos assiettes. Une viande pleine de flotte. Car la quasi totalité de la viande de porc est produite comme ça.
C'est la confrontation avec les porcs rachetés par une coopérative, devenue groupement financier en fin de compte -aah Dieu Argent tu es là.
C'est le regard de centaines de cochons qui n'ont jamais été vus. Des cochons qui ne sont même pas un numéro.
C'est leur regard apeuré, désespéré, blessé, et pire, résigné, sur moi.
Hier, je me le suis pris en pleine gueule.
Tous des enfants, ils ont à peine six mois.
Coincés entre les barreaux.
Marqués par les bagarres à coups d'onglons, d'hématomes, d'oreilles sanguinolentes, d'yeux au-beurre-noir.
Marqués par un transport traumatisant. Et encore, ceux-là ont probablement fait moins de 100km. Quand on sait qu'il y en a qui traversent l'Europe en camion...
Un seul mot sortait de ma bouche. Un seul: Pardon Pardon PARDON.
Il n'était pas destiné à mes deux cochons. A eux, je leur ai dit Adieu, et merci.
PS ce ressenti - de tristesse, de honte et de dégoût de ce que mon espèce est capable de faire - je l'ai vécu il y a vingt ans: dans les prisons du Rwanda.