Le vendredi 30 mars 2012, vers 5 h du matin, nos deux premiers porcs charcutiers sont morts à l'abattoir d'Aurillac.
Je voudrais parler de cette épreuve pour nous deux, qui les avons élevés, bien entendu avec comme objectif d'être consommés plus tard sous forme diverses de produits charcutiers. Nous nous réjouissons donc d'avoir réussi dans notre entreprise. Ils étaient beaux, ils pesaient plus de 150 kilos et donc, se démarquent du cochon standard que l'on trouve sur les étalages des magasins, en barquette ou chez le boucher. Ces derniers ne dépassent pas 120 kilos et c'est de la viande jeune, qui n'a pas maturé, qui n'est pas persillée. Mais nous nous sommes tellement habitué au standard, que finalement, nous avons oublié ce que c'est que de la viande persillée. Elle est bien meilleure mais nous ne savons plus pourquoi.
Je m'égare. Le propos du jour, c'est l'abattoir. Pas la qualité de la viande. Pourtant il y a un autre sujet sur la qualité de la viande qui joue un rôle cru-cial. Et là, je pèse fort mes mots: il s'agit du stress des cochons. Le cochon est, ma foi, très sensible. Il est même plutôt pétochard. Imaginez-vous que, si vous arrivez trop discrètement derrière eux, ils vont avoir une sacrée montée d'adrénaline. Et puis, il leur faut une petite minute pour se remettre de leur émotion! C'est pour ça que lorsque Nicolas ou moi, nous nous approchons d'eux, nous parlons, nous chantons, nous sifflons, n'importe quoi pour qu'ils sachent qu'on arrive. Alors du coup, ils se retournent vers nous et viennent nous renifler ou bouffer nos lacets de chaussure... comportement peu original pour un cochon. Le cochon a cela de commun avec nous autres humains, c'est de ne pas trop aimer les changements: source de stress important. Là, c'est pas une minute qu'il faut, mais des heures.
Le départ pour l'abattoir veut dire qu'il faut séparer l'animal de ses copains, gros stress. Il faut l'isoler dans un parc, gros stress. Il faut le faire monter de gré ou de force dans une bétaillère, gros stress, il faut le transporter une heure (et encore on a de la chance) sur la route, gros stress, il faut le sortir de la bétaillère dans un monde inconnu de béton et de métal, gros stress, et le fermer par des hommes inconnus dans un boxe avec d'autres cochons qui hurlent à côté, gros stress. Et là, l'éleveuse que je suis, elle a pleuré, pleuré, pleuré, pleuré.
J'ai suivi mes cochons jusque là. J'ai caressé mes cochons en leur parlant pour les calmer. Mais eux aussi ils pleuraient. Oui, le cochon pleure. J'ai découvert cela.
Après, nous avons dû les laisser entre les mains des employés des abattoirs.
Ces hommes, je les ai vus à l'oeuvre. Ce sont des machines. Ils travaillent dans la bonne humeur. Oui, l'ambiance est bonne. Mais leur quotidien? Un travail astreignant, et tellement peu reconnu...
Le porc est anesthésié par électronarcose. Après de longues heures d'attente car les cochons plein air sont tués après les centaines de porcs industriels, nos cochons sont amenés, de force car il n'y a pas de gré qui tienne, dans une sorte de boîte qui lui interdit tout contact avec le sol grâce à des rouleaux en V. Des tenailles électrifiées sont placées de chaque côté de la tête du cochon. Et si les choses se passent bien, il perd connaissance. Suivent la saignée, environ 4 litres de sang par cochon, l'échaudage soit un bain à 62 degrés pour faciliter l'épilation, qui consiste à virer les poils du porc. Puis il est éviscéré et coupé en deux demi-carcasses.
Un homme de l'inspection sanitaire passe ensuite pour faire les vérifications d'éventuels problèmes sanitaires, et saisir la viande "impropre".
Alors, j'ai réfléchi. J'ai beaucoup pensé à tout cela. La mise à mort. L'acte de tuer. Manger de la viande veut dire ça. J'ai pensé oh combien j'étais hypocrite, quand j'étais un humain "hors-sol" c'est à dire urbaine déconnectée du vivant, déconnectée de la terre nourricière, vivante, déconnectée du rapport à l'animal. Dans ma vie d'avant, lorsque je disais que je voudrais me recycler et faire un élevage de porc, j'ai senti un accueil très positif pour ce projet. Mes interlocuteurs, amis, famille, collègues, tous m'ont encouragée. Certains nous ont trouvés un peu, voire totalement marteau aussi! mais par contre, j'ai eu l'occasion d'observer, dans ces interactions, une sorte de soulagement, oui, du soulagement, lorsque je disais que les cochons seraient tués à l'abattoir. Oui. Et moi aussi ça me soulageait. Je ne les tuerai pas. Ouf. Il y avait la "boîte noire". Celle qu'on ne veut pas voir. Celle qu'on ignore.
Et bien, aujourd'hui, je suis très triste. Car aujourd'hui, je peux vous dire que je préfèrerais mille fois, dix mille fois même, les tuer à la ferme que de leur faire vivre les derniers 24 heures que mes deux cochons ont dû vivre. Car, si vous reprenez le paragraphe où je décris leur stress, que pensez-vous de cela:
Je suis leur éleveuse. Je viens comme d'habitude (pas de stress) pour les nourrir. Je donne à manger au cochon sélectionné un peu en retrait, pas de stress. Je prends un merlin, sorte de pistolet qui assomme et je le pose sur son crâne quand il mange. Pas de stress. Et ping. Pas de stress.
???
Signé: Véronique, éleveuse de cochons.